Budgets des interprofessions viticoles : qui décide, qui contrôle ? Regards sur une transparence en chantier

28/09/2025

De quoi parle-t-on ? Le périmètre des interprofessions viticoles

En France, les interprofessions viticoles regroupent des organisations comme le CNIV (Comité National des Interprofessions des Vins), l’Interprofession des Vins de Bordeaux (CIVB), celle du Beaujolais (Inter Beaujolais), du Champagne (CIVC), et bien d’autres. Leur mission officielle : « favoriser le dialogue, la régulation, la promotion, la recherche et la défense des intérêts communs » (Source : FranceAgriMer).

Toutefois, leur formidable pouvoir – budgétaire, réglementaire, institutionnel – leur confère un poids décisif sur l’orientation de la filière. Ce pouvoir s’accompagne-t-il d’une réelle transparence dans la gestion des ressources ?

Montants en jeu : combien collectent et dépensent réellement les interprofessions ?

Les budgets des interprofessions viticoles se chiffrent en dizaines de millions d’euros chaque année :

  • CIVB (Bordeaux) : environ 25 à 28 M€ de budget annuel (Sources : Vitisphere, rapport d’activité)
  • CIVC (Champagne) : +17 M€ par an (Source : rapport annuel CIVC 2023)
  • Inter Rhône : Près de 18 M€ (Sources : rapports de gestion)

La principale ressource ? Les cotisations obligatoires (CVO – contribution volontaire obligatoire), payées par toutes les entreprises (vignerons, coopératives, négociants), calculées au prorata des volumes produits ou commercialisés.

À l’échelle nationale, selon le rapport de la Cour des Comptes de 2020, le montant total des CVO versées à l’ensemble des interprofessions agricoles dépasse le milliard d’euros (toutes filières confondues), dont une part significative concerne la viticulture.

Où va cet argent ?

  • Actions de promotion (France et export) : campagnes, salons, événements (souvent près de la moitié du budget)
  • Fonctionnement interne : salaires, charges administratives, communication
  • Recherche & développement : études amont, expérimentation, développement durable
  • Défense marketing et juridique : protection des indications géographiques, campagnes anti-contrefaçon

Un chiffre à retenir : Au CIVB, sur 27,6 M€ de dépenses en 2022, 13,3 M€ ont été investis en promotion (Source : rapport annuel CIVB).

La promesse de transparence : dispositifs existants et leurs limites

La transparence financière et décisionnelle est officiellement inscrite au cœur des règles de fonctionnement des interprofessions, en particulier depuis la loi d’orientation agricole de 2006 et les réformes apportées par la loi EGAlim.

  • Rapports d’activité et financiers : Chaque interprofession doit publier chaque année un rapport financier détaillé et l’adresser à ses membres, à la DGCCRF, aux administrations de tutelle.
  • Comités de contrôle : Certaines disposent de comités internes comprenant des représentants des familles professionnelles (vignerons, négociants), parfois d’un commissaire aux comptes externe.
  • Assemblées générales : Les grandes orientations sont soumises à l’assemblée générale. En théorie, chaque membre a le droit d’accéder aux documents comptables.

Mais la réalité, sur le terrain, offre un autre visage :

  • L’accès aux documents se limite souvent aux représentants élus ; il est plus difficile, pour un vigneron ou une petite structure, d’obtenir le détail des factures ou des conventions signées
  • Les rapports publiés sont parfois synthétiques, peu lisibles, manquent de ventilation précise (affectation des fonds, niveaux de rémunération, détails des marchés publics ou prestataires)
  • Les réunions sont peu ouvertes à la base, l’information circule de façon verticale

Un constat partagé par la Cour des Comptes en 2020 : « La transparence financière demeure largement perfectible, tant dans la formalisation que dans la diffusion de l’information auprès de la base des contributeurs. » (Source : Rapport sur les interprofessions agricoles, sept. 2020, Cour des Comptes)

Qui contrôle ? Les limites des dispositifs externes

La DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) et la Cour des Comptes peuvent être saisies en cas de litige ou de doute sur la gestion des fonds, mais cela reste rare :

  • Très peu de contrôles sur place chaque année – la DGCCRF qualifie les interprofessions de « zone grise »
  • Peu de sanctions effectives, excepté dans de rares cas de mauvaise gestion ou de conflit d’intérêt avéré
  • L’obligation de publier les comptes existe, mais le manque de standardisation rend difficile la comparaison entre interprofessions (champs, rubriques, méthodologies différentes)

En 2019, une enquête de la Cour des Comptes a souligné que « la nature et l'exhaustivité des informations financières mises à disposition des contributeurs sont très variables. La lecture des budgets consolidés suppose parfois une expertise comptable avancée que ne possède pas une majorité de viticulteurs. »

Décisions collectives ou dialogue de sourds ? Les enjeux de la gouvernance

Les interprofessions se caractérisent par une représentation paritaire producteurs/négociants. Théoriquement, chaque famille professionnelle dispose d’un pouvoir de blocage sur les décisions stratégiques, notamment budgétaires.

Dans les faits :

  • La composition des bureaux penche souvent en faveur des grandes maisons (pointé par plusieurs collectifs, par exemple dans la Champagne ou Bordeaux)
  • Les petits vignerons ont difficilement accès aux leviers décisionnels : élections complexes, peu d’information en amont, faible relais sur le terrain
  • L’arbitrage des priorités budgétaires reflète trop rarement la pluralité des situations (besoins différenciés selon la taille, le mode de commercialisation, le terroir, etc.)

Cette absence de « démocratie réelle » dans l’allocation des budgets nourrit les incompréhensions, voire le rejet, d’un système vécu comme distant – alors que ces choix engagent directement la rentabilité et le quotidien des exploitations contribuant toutefois à ces budgets.

Demandes concrètes du terrain : ce que réclament les contributeurs et pourquoi

De nombreux témoignages de viticulteurs font remonter des interrogations précises sur la gestion et la ventilation des budgets :

  • Combien de fonds vont directement aux actions réellement utiles pour les petites exploitations (promotion sur de nouveaux marchés, soutien d’urgence en crise sanitaire, recherche de solutions pour la transition agroécologique) ?
  • Quel pourcentage du budget est absorbé par les frais de fonctionnement (salaires, dépenses courantes, conventions de partenariat peu lisibles) ?
  • Quels sont les critères d’attribution des marchés ou de choix de prestataires pour les actions de communication, les études, les formations ?
  • Comment sont prises les décisions d’affectation en cas de crise (gel, sécheresse, effondrement du marché) ?

Le manque de réponses claires alimente les frustrations et accentue le fossé entre dirigeants intermédiaires et acteurs de terrain.

Quelques exemples :

  • Le CIVB reçoit chaque année, via la CVO et la taxe de 1,5 centime par bouteille vendue, un budget conséquent comparé à d’autres secteurs. Mais selon des viticulteurs bordelais interrogés par Sud-Ouest (février 2024), la majorité d’entre eux n’ont qu’une vision très partielle de l’affectation réelle de ces fonds.
  • Dans le Beaujolais, l’attribution de budgets à des « tournées de promotion » mal ciblées est régulièrement contestée par des vignerons, qui demandent une transparence accrue sur les appels d’offres.

Vers une réelle transparence ? Leviers d’action et pistes d’évolution

La refonte des pratiques de gestion et de transparence des interprofessions est non seulement possible, mais attendue par une grande partie de la filière. Plusieurs pistes sont régulièrement mises en avant :

  • Publication en ligne des comptes détaillés (et non pas seulement des synthèses) en accès réellement libre pour tous les cotisants, au format compréhensible
  • Standardisation des bilans financiers : même ventilation partout, repères communs (part de fonctionnement, promotion, recherche, etc.) pour faciliter la lecture et la comparaison
  • Reddition des comptes annuelle devant des assemblées générales enfin ouvertes à un plus grand nombre de contributeurs, avec intervention possible de la base
  • Audits externes indépendants systématiques, publiés et discutés publiquement
  • Dialogue direct avec les vignerons et vigneronnes : remontée des besoins, consultations élargies sur les choix majeurs (ex : grandes orientations budgétaires, actions prioritaires au service des exploitations en difficulté)

Sur le plan juridique, la Loi EGAlim a posé de nouveaux jalons, mais il appartient désormais aux organisations de terrain de s’en saisir pleinement pour aller vers une transparence réelle, et plus seulement affichée.

Pourquoi cette transparence est décisive pour la viticulture de demain

Dans un contexte de crise structurelle du secteur (surproduction, pression réglementaire, défis climatiques et concurrentiels), chaque euro prélevé à la base doit être utilisé avec une capacité de justification, de restitution et d’impact évident.

La transparence des budgets des interprofessions n’est ni une revendication accessoire, ni une question technique réservée aux experts : elle conditionne la confiance, la capacité de mobilisation, l’équité entre les membres et, in fine, la survie même de la filière.

Plus la vigilance collective progresse, plus les dérives deviennent difficiles. Exiger cette transparence n’est pas une posture de contestation, mais une démarche de responsabilité partagée. C’est aussi une condition pour que chacun puisse agir en connaissance de cause et défendre, avec raison et fermeté, son outil de travail.

Dans un paysage viticole où chaque exploitation doit défendre sa place, il est vital d’obtenir, enfin, la visibilité réelle sur la manière dont nos contributions sont employées. Ce n’est qu’à cette condition que la filière pourra retrouver la confiance de l’ensemble de ses acteurs et faire bloc face aux prochains défis.

En savoir plus à ce sujet :