Derrière les portes closes : la réalité de la structuration et de la gouvernance des interprofessions viticoles

02/08/2025

La mosaïque des interprofessions viticoles françaises : origines, missions et poids économique

Impossible d’aborder la question des règles, des décisions qui pèsent sur nos vignes, sans décortiquer le fonctionnement des interprofessions. Si leur existence semble aller de soi, leur rôle concret, leur structure et leurs équilibres internes sont bien moins connus des principaux concernés – c’est-à-dire nous, professionnels. Or, les interprofessions structurent pour une large part notre quotidien, de la fixation des cotisations jusqu’aux prises de position sur des sujets aussi brûlants que l’encépagement ou la gestion des volumes d’appellation.

Créées dans les années d’après-guerre, répondant à la nécessité d’organiser un secteur morcelé et vulnérable aux crises, les interprofessions viticoles sont aujourd’hui au nombre d’une quinzaine en France (source : FranceAgriMer). Elles s’articulent selon les grandes régions (CIVB à Bordeaux, CIVC en Champagne, Inter Rhône, InterLoire, etc.), mais aussi selon les segments : vins AOP, IGP, VSIG, crémants, spiritueux.

Leur poids économique est colossal : la seule filière viticole emploie 500 000 personnes, dont environ 85 000 exploitations (données Agreste, ministère de l'Agriculture 2023). Les interprofessions gèrent collectivement plusieurs centaines de millions d’euros de ressources par an, issues principalement des cotisations obligatoires (ou « CVO »), qui s’élèvent à quelque 90 à 100 millions d’euros annuels pour le vin (Insee, 2022).

Une architecture paritaire en théorie : répartition des pouvoirs et mission première

Les interprofessions sont fondées sur la représentation équitable des « maillons » de la filière : la production d’un côté (viticulteurs, coopératives), la négoce et la transformation de l’autre (acheteurs, metteurs en marché, caves coopératives élaboratrices). Ce principe du paritarisme répond à l’idée d’un dialogue équilibré – mais la réalité peut parfois s’en écarter nettement.

  • Assemblée générale : l’organe souverain, où chaque collège dispose, selon son poids économique ou institutionnel, d’un quota de voix. En présence, parfois plusieurs centaines de membres. Son rôle principal : approuver rapports d’activités, budgets, modifications statutaires.
  • Conseil d’administration ou comité directeur : réduit à quelques dizaines de membres (souvent entre 20 et 40), il prend toutes les décisions stratégiques majeures : nomination du président, fixation des taux de CVO, désignation des commissions thématiques.
  • Présidence : selon les cas à tour de rôle (alternance entre collèges) ou votée, généralement sur consensus. Cette présidence concentre la relation avec les pouvoirs publics et les médias.
  • Commissions et groupes de travail : chargés d'instruire les dossiers techniques : ODG (organismes de gestion d’appellation), promotion/export, environnement, dossier PAC.

Parmi leurs missions principales, figurent la gestion de la « régulation de l’offre » (volumes à mettre sur le marché), la promotion collective, la recherche et innovation, parfois la communication de crise. Leur rôle d’interface avec les pouvoirs publics (DGCCRF, FranceAgriMer, OIV, Union européenne) leur confère une voix officielle sur les dossiers structurants.

Conseils d’administration et commissions : où se prennent les décisions ?

La plupart des grandes orientations qui nous impactent véritablement sont discutées – et souvent arbitrées – en conseil d’administration. Sa composition varie selon les interprofessions, mais on retrouve presque toujours une stricte dualité : production et négoce sont présents à parts égales, ce qui, en pratique, peut figer certains dossiers ou favoriser les compromis de façade.

  1. Exemple Civb : 50 % de membres issus de la production, 50 % négociants. Chacun possède un droit de veto tacite, plus ou moins assumé, sur les dossiers sensibles.
  2. Rôles-clés : Dans la plupart des conseils, ce sont quelques élus vraiment actifs qui tirent les ficelles (présidents de syndicats AOP, responsables caves coopératives, dirigeants de grandes maisons de négoce). La majorité des représentants producteurs, souvent pressés, moins aguerris ou issus de structures modestes, participent peu aux débats stratégiques.
  3. Experts associés : Dans certains cas, des représentants d’organismes techniques, de l’INAO, ou de juristes spécialisés, sont invités à apporter leur éclairage, mais leur voix reste consultative.

Un point crucial : les arbitrages les plus incisifs sont souvent tranchés dans des commissions ou « comités restreints » – promotion, export, technique, réglementation – puis seulement « entérinés » en conseil élargi. Cela tend à concentrer la vraie décision dans un cercle resserré.

Quant aux procès-verbaux et comptes-rendus, ils sont rarement accessibles de plein droit, ce qui nourrit chez beaucoup un sentiment de dépossession démocratique.

Financements : qui paie, qui contrôle ?

Le budget des interprofessions provient massivement des Cotisations Volontaires Obligatoires (malgré leur nom), prélevées à la source par les marchés, à la tonne ou à l’hectolitre. C’est la fameuse « CVO » pour la filière vin, qui représente en moyenne entre 10 et 50 euros par hectare ou par hectolitre, selon les bassins et les appellations.

Au total, la filière vin verse chaque année près de 100 millions d’euros à ses interprofessions. À titre d’exemple :

  • CIVB (Bordeaux) : budget annuel d’environ 28 millions d’euros (donnée 2022, rapport financier CIVB), principalement pour la promotion internationale et la politique environnementale.
  • CIVC (Champagne) : budget de plus de 23 millions d’euros, dont presque la moitié dédiée à la défense et à la protection de la marque Champagne sur les marchés étrangers (source : Rapport activité CIVC 2023).
  • Inter Rhône (Vallée du Rhône) : autour de 17 millions d’euros, avec la même répartition majeure entre communication, recherche et régulation du marché.

Les contrôles sur l’utilisation des fonds sont assurés par :

  • L’Inspection générale des finances (IGF), qui peut auditer les comptes et pointer les dérives : conflits d’intérêt, sur-dépenses, communication opaque…
  • La Cour des comptes, qui s’est déjà inquiétée dans plusieurs rapports (notamment août 2019) du manque de transparence sur les fléchages budgétaires.

Mais les producteurs « de base » qui paient, eux, ont rarement leur mot à dire sur la ventilation des dépenses ou les arbitrages stratégiques. Peu d’interprofessions publient à intervalle régulier des synthèses pédagogiques ou accessibles sur leurs projets précis et leur bilan coût/rendement.

Contrôle démocratique et zones d’ombre : les défis d'une gouvernance sans contre-pouvoirs forts

La gouvernance des interprofessions, censée garantir l’équilibre entre intérêts divergents et l’intérêt général, repose dans les faits sur des jeux d’alliances et d’influences. La représentativité réelle des petites structures ou des exploitations familiales y reste limitée, tandis que les grands groupes et les syndicats les plus actifs (voire mandataires de longue date) concentrent la décision.

Trois défis fondamentaux émergent lorsqu’on interroge des professionnels ou les rapports officiels récents :

  1. L’accès à l’information : Les procès-verbaux, décisions clés, analyses d’impact (notamment sur les filières secondaires ou les territoires les moins puissants) ne sont pas systématiquement mis à disposition des contributeurs/adhérents.
  2. La transparence des choix d’investissement : Peu de données précises transmises sur la part de budget allouée à la communication, à la défense des appellations, à la formation ou au développement durable.
  3. Un risque de dilution de la voix locale : Les motions ou votes portés par des exploitants indépendants pèsent peu face à des coalitions de syndicats puissants ou de négociants organisés (source : étude Univ. Bordeaux, 2022 sur la gouvernance des ODG).

De nombreux petits viticulteurs dénoncent également un manque de retour concret sur investissement : malgré des CVO élevées, pas toujours de retombées directes sur leurs prix de vente ou leur accès à l’export.

Évolutions et pistes d’action collective

Depuis 2020, plusieurs interprofessions ont été contraintes, sous la pression des autorités et de la base, de s’ouvrir à de nouveaux modes de gouvernance : assemblées générales en visio, publication annuelle de chartes d’éthique, présence de « citoyens invités » ou d’experts indépendants au sein des conseils.

Des initiatives émergent :

  • Révocation facilitée des mandats : certains statuts ont été adaptés pour permettre une révocation intermédiaire en cas d’absence ou de conflit d’intérêt manifeste.
  • Création de commissions « base » : permettant, sur demande, aux exploitants minoritaires de forcer la tenue d’un débat sur des sujets jugés tabous (prix, accès au foncier, émissions carbone).
  • Mobilisation numérique : expérimentation de portails participatifs, permettant à tout adhérent de poser une question, de consulter les documents-clés… Même si la confidentialité et la lourdeur administrative freinent encore ce processus.

En 2023, plusieurs interprofessions ont aussi ouvert des enquêtes annuelles de satisfaction ou d’évaluation d’impact de leurs décisions sur le revenu des vignerons (sources : InterLoire, CIVB). Reste à voir si ces pratiques gagneront en solidité, sans se transformer en gadgets de communication.

La véritable démocratisation des interprofessions nécessiterait :

  • Des procès-verbaux systématiquement accessibles en ligne
  • Un décompte précis des CVO réellement collectées et redistribuées, validé par des tiers indépendants
  • L’obligation d’un audit externe bisannuel dont les synthèses seraient vulgarisées pour tous les cotisants
  • La rotation effective des mandats et l’inclusion de sièges réservés à des représentants « petites structures »

À retenir et à discuter à la vigne : réinventer la gouvernance à l’ère de la crise

Aujourd’hui, les interprofessions sont des leviers puissants mais imparfaits, dont la structuration aurait tout à gagner à être davantage décryptée, démocratisée et alignée sur les intérêts quotidiens de ceux qui paient et font vivre la filière. Elles restent le terrain d’un dialogue souvent biaisé, une « boîte noire » dont la transparence est loin d’être acquise malgré des avancées récentes. Mieux comprendre la gouvernance, interpeller sur la ventilation des cotisations, exiger la diffusion des décisions et la prise en compte réelle des exploitations en difficulté : c’est là que se joue, aujourd’hui, le pouvoir d’agir collectif.

Pour aller plus loin, il est crucial d'interpeller directement les structures locales, de s’informer sur les projets en cours et de solliciter, chaque fois que c’est possible, une place à la table des décisions – même modeste. Car l’avenir de la viticulture ne se joue pas uniquement dans les rangs de vigne, mais bel et bien dans les arcanes de ces institutions où chaque euro et chaque voix devraient, en toute logique, compter vraiment.

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