Accords interprofessionnels : l’État, arbitre ou acteur au service de la filière ?

22/06/2025

Comprendre ce que sont les accords interprofessionnels

Les accords interprofessionnels sont conclus par des organismes rassemblant, pour une même filière, les représentants des différentes professions (production, transformation, négoce…). Dans le vin, le modèle français s’appuie sur les interprofessions reconnues (ex : le CNIV, le Comité Champagne, l’Inter Rhône…). Ces accords concernent principalement :

  • Les cotisations diverses (financement de la promotion, de la recherche, de la défense du produit, etc.)
  • La réglementation des usages professionnels (codes de bonnes pratiques, systèmes de suivi de production, modalités de commercialisation, etc.)
  • Les dispositifs de régulation économique (gestion des volumes, promotions collectives…)

Point crucial : un accord interprofessionnel, pris seul, ne concerne à la base que les membres signataires. Pour lui donner force obligatoire envers l’ensemble de la profession (même les non adhérents), il doit être étendu par une décision de l’État (articles L632-3 et suivants du Code rural).

Le processus d’extension : une mécanique sous contrôle étatique

La demande d’extension

Une interprofession agréée formule une demande d’extension d’accord auprès du ministère de l’Agriculture (voire en lien avec l’Économie). Cette demande est accompagnée du texte de l’accord, d’un exposé des motifs et d’une évaluation de ses impacts.

La phase de consultation et de contrôle

  • Consultation de la Commission d’examen des pratiques commerciales pour avis sur la conformité aux règles de concurrence.
  • Publication au Journal officiel d’un avis préalable. Les professionnels concernés (syndicats, entreprises, associations) peuvent formuler leurs observations ou oppositions durant 15 jours.
  • Analyse de la représentativité : l’État vérifie si l’accord est porté par des organisations suffisamment représentatives de la filière (un point régulièrement contesté, surtout chez les vignerons indépendants).
  • Examen de légalité : conformité du texte avec la loi, la Constitution, le droit européen, notamment sur l’interdiction de pratiques anticoncurrentielles.

L’extension par arrêté

Si tout est conforme, l’État publie un arrêté d’extension au Journal officiel. À partir de cette publication, l’accord interprofessionnel s’impose à tous les opérateurs de la filière, y compris ceux n’ayant pas participé à la négociation, ni même souhaité cet accord.

Extension : quels sont les pouvoirs (et limites) de l’État ?

Le rôle de l’État n’est ni purement technique, ni neutre. En France, le ministère de l’Agriculture, parfois en concertation avec l’Économie, joue trois rôles clés :

  1. Garant du respect de l’intérêt général : l’État veille à ce que les accords ne nuisent ni à la concurrence, ni à la liberté d’entreprendre, ni aux consommateurs.
  2. Arbitre de la représentativité : il s’assure que l’accord émane de structures légitimes – un point toujours discutable et politique, tant la cartographie des syndicats et interprofessions est mouvante.
  3. Commissaire aux équilibres économiques : l’Administration apprécie si l’accord est justifié pour la stabilité de la filière et ne constitue pas une nouvelle charge injustifiée.

Mais l’État ne décide pas seul. Il rend des comptes à la Commission européenne, qui a la main pour censurer tout accord contraire au droit de l’Union (organisation commune des marchés agricoles – OCM).

Arguments pour (et contre) la mainmise de l’État sur les accords interprofessionnels

Les partisans de l’intervention étatique avancent plusieurs arguments :

  • La nécessité d’éviter des “clubs fermés” qui imposeraient leur loi au reste de la profession.
  • Le besoin de garantir la transparence, la justice de la répartition des charges (notamment via les fameuses cotisations interprofessionnelles).
  • L’exigence de conformité au droit français et européen, sans quoi la filière serait exposée à des contentieux et sanctions.

Les critiques (nombreux dans la viticulture indépendante) n’épargnent pas le processus :

  • Le sentiment d’une extension “automatique”, trop peu débattue, où la voix des petits opérateurs est inaudible face aux grandes maisons et syndicats historiques.
  • L’opacité et la complexité du processus, rendant l’exercice de la contestation quasiment impossible pour un vigneron isolé.
  • L’absence d’évaluation sérieuse, a posteriori, de l’efficacité réelle des accords étendus.

Cotisations interprofessionnelles étendues : un exemple frappant, et lourd de conséquences

L’immense majorité des viticulteurs découvre l’effet de l’extension via la fameuse “cotisation interprofessionnelle obligatoire”. Cette taxe, souvent indexée sur le nombre d’hectolitres produits ou mis en marché, finance les actions collectives de l’interprofession... et suscite des débats explosifs.

Selon la Cour des Comptes (rapport 2021), en 2019, les interprofessions des vins et spiritueux ont collecté près de 74 millions d'euros de cotisations réparties sur environ 42 structures bénéficiaires. Les sommes sont ensuite affectées à la promotion à l’export, la recherche, la défense des AOP/IGP, mais aussi, dans certains cas, aux frais de fonctionnement de l’interprofession elle-même.

Ce mode de financement collectif – imposé y compris à ceux qui refusent d’adhérer ou qui contestent la stratégie – n’existerait pas sans cette capacité d’extension offerte… et contrôlée par l’État.

Extension : portée juridique et recours possibles pour les vignerons

Portée générale et application

L’extension oblige. Une fois l’arrêté publié, tout opérateur a l’obligation légale de respecter l’accord sous peine de sanctions : paiement de la cotisation, respect des décisions collectives, conformité aux us et pratiques fixés. C’est la loi qui prévaut, non la solidarité de cœur.

Quels recours ?

  • Contestation devant le Conseil d’État (recours en annulation contre l’arrêté d’extension, dans un délai de 2 mois) : peu utilisé et d’un accès difficile sans appui syndical ou d’un avocat spécialisé.
  • Question préjudicielle auprès de la Commission européenne si l’accord contreviendrait au droit de l’Union.
  • Dénonciation publique ou mobilisation collective : ces dernières années, certains collectifs de vignerons (notamment en Champagne et en Languedoc) ont contesté la représentativité au moment de l’extension ou refusé de verser la cotisation, exposant le caractère conflictuel de la procédure.

Pourquoi l’extension reste un sujet brûlant dans la filière viticole ?

Le sujet divise, car il touche au rapport de force dans la filière. L’extension intervient précisément là où la profession n’arrive pas à s’organiser d’un commun accord. Elle a permis d’imposer un financement collectif des actions de défense, de promotion, d’innovation technique. Mais elle pose la question : à partir de quel moment cette solidarité organisée devient-elle une charge injuste ou une forme de mainmise d’agents majoritaires sur la diversité de la profession ?

De plus en plus de vignerons réclament :

  • Une meilleure transparence sur l’usage des fonds collectés.
  • Un contrôle de la représentativité dans les interprofessions lors de la négociation des accords susceptibles d’extension.
  • La possibilité d’un “opt-out” ou de modulation des obligations, pour ne pas contraindre indistinctement des acteurs très différents en taille ou en modèle économique.

À noter qu’un certain nombre d’actions interprofessionnelles financées grâce à l’extension sont utiles, parfois vitales pour de petites appellations ou des démarches collectives (dépôts de marque, défense AOC, exportation…). Mais la mécanisation du processus a fini par alimenter frustration et défiance.

À qui profite (vraiment) l’intervention de l’État ? Perspectives et enjeux pour demain

L’intervention de l’État ne se réduit ni à la caricature du “gendarme” ni à celle du “facilitateur passif”. Elle façonne dans le temps long l’équilibre entre intérêts collectifs et libertés individuelles. En toile de fond :

  • Le risque d’un décrochage entre structures interprofessionnelles et une base de plus en plus diverse, parfois en rupture de confiance.
  • La montée d’opérateurs très petits ou atypiques (bios, nature, nouveaux négoces…) qui contestent la pertinence d’actions “collectives” décidées sans eux.
  • Des enjeux économiques exacerbés par la crise : la moindre cotisation supplémentaire peut menacer l’équilibre d’exploitations fragiles.

Il est donc fondamental que chaque vigneron s’empare du sujet, challenge ses représentants, exige des comptes sur l’usage des cotisations et veille à ce que l’État n’éteigne pas tout débat sous prétexte d’efficacité ou de stabilité du secteur.

Maîtriser les règles de l’extension, comprendre le rôle exact de l’État et s’informer sur les leviers de recours, c’est aujourd’hui une condition pour défendre nos exploitations, préserver notre diversité et influer collectivement sur les évolutions à venir.

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