La réalité de l’extension des accords interprofessionnels : décryptage du rôle du ministère de l’Agriculture

11/10/2025

Accords interprofessionnels : colonne vertébrale de la régulation viticole

On parle souvent d’accords interprofessionnels sans toujours en saisir la portée. Dans la filière viticole, ces accords sont conclu entre les différentes familles professionnelles (producteurs, négociants, coopératives, etc.), au sein d’organisations reconnues telles que le Comité National des Interprofessions des Vins à appellation d’origine (CNIV) ou l’Interprofession des Vins de Bordeaux (CIVB). Leur but ? Harmoniser les pratiques, financer des actions collectives, organiser la promotion, mais aussi stabiliser les marchés. En 2023, selon FranceAgriMer, plus de 180 accords interprofessionnels étaient en vigueur en France tous secteurs confondus, dont environ 25 pour les seuls vins et spiritueux.

Mais ces règles, pour avoir force obligatoire au-delà de leurs membres, nécessitent une procédure d’extension. C’est là que l’État et son bras armé – le ministère de l’Agriculture – entrent pleinement en jeu.

Du conseil d’administration à l’extension : la mécanique à l’œuvre

Le processus débute toujours par l’adoption de l’accord au sein de l’organisation interprofessionnelle, validé par son conseil d’administration après consultation de ses membres. Toutefois, pour imposer une contribution ou une obligation à toute la profession, y compris aux non-adhérents, il faut obtenir l’extension de l’accord par arrêté ministériel.

Ce mécanisme est encadré principalement par le Code rural et de la pêche maritime (articles L632-1 à L632-6). Plusieurs étapes sont incontournables :

  • Dépôt de la demande d’extension : L’interprofession transmet le texte au ministère de l’Agriculture.
  • Analyse de conformité : Les services juridiques examinent la légalité, la représentativité, la proportionnalité et la conformité avec le droit européen (cf. site du Ministère de l’Agriculture).
  • Consultation de la DGCCRF et du Conseil d’État : Certains accords sont analysés pour vérifier leur compatibilité avec la concurrence.
  • Publication au Journal officiel : Le projet d’arrêté est soumis à consultation publique (15 jours, parfois prolongés en cas d’oppositions substantielles), puis signé (souvent en copilotage avec le ministère chargé de l’Économie pour les aspects concurrence) et publié.

Ce processus peut durer de quelques semaines à plusieurs mois ; la moyenne observée est de 3 à 5 mois pour la viticulture.

Le ministère de l’Agriculture : arbitre ou simple relais ?

La légende voudrait que le ministère ne fasse qu’entériner les demandes des filières. La réalité est plus complexe. D’un côté, son rôle reste d’évaluer la légalité des accords au regard des intérêts économiques et sociaux. De l’autre, son intervention peut créer des tensions, particulièrement lorsque certaines clauses sont contestées par des vignerons indépendants ou des syndicats minoritaires.

Dans la pratique, le ministère possède un levier non négligeable :

  • Il peut refuser d’étendre tout ou partie d’un accord, si celui-ci porte atteinte à la libre concurrence ou va au-delà du mandat des membres interprofessionnels.
  • Il intervient sur le calibrage des cotisations obligatoires (FranceAgriMer) : 99% des accords font référence à des « cotisations interprofessionnelles dites volontaires-obligatoires ».
  • Il surveille l’adéquation avec la politique agricole commune et les normes européennes, alors que la Commission européenne (DG AGRI) effectue parfois des audits sur les dispositifs français.

Un exemple marquant en 2022 : la suspension partielle d’un accord interprofessionnel viticole portant sur le financement de la promotion à l’exportation, considérée comme susceptible d’entraver la concurrence sur certains marchés.

L’impact concret de l’extension sur le terrain

Concrètement, dès lors qu’un accord est étendu, il devient applicable à tous les opérateurs concernés du secteur désigné (AOP, IGP, etc.). Des milliers de vignerons doivent alors s’acquitter de la « cotisation volontaire-obligatoire », qui finance parfois jusqu’à 75% du budget des interprofessions viticoles (Les Échos).

Les budgets ainsi collectés permettent notamment de :

  • Financer la recherche technique (ex : programmes vins sans sulfites, adaptation au changement climatique…)
  • Soutenir les campagnes de communication collectives (ex : 5 millions d’euros pour la promotion des vins de Bordeaux en 2023)
  • Mettre en place des mesures de régulation de l’offre (ex : encadrement des arrachages, quotas de production…)

Pour beaucoup d’exploitations, ces montants (de l’ordre de 1 à 6 €/hL selon les bassins viticoles) représentent une part non négligeable du coût de production. En 2021, la seule interprofession Champagne a collecté plus de 34 millions d’euros de cotisations grâce à l’extension (source : rapport CIVC).

Débats et controverses : entre démocratie professionnelle et contestation du « prélèvement silencieux »

Ce qui irrite, c’est moins le principe de l’action collective que le sentiment de dépossession. Plusieurs voix, notamment chez les vignerons indépendants, dénoncent une extension trop systématique, sans prise en compte réelle des minoritaires ou non affiliés.

En 2022, moins de 30% seulement des exploitants viticoles participaient effectivement à la gouvernance de leur interprofession (source : INAO). La question de la légitimité démocratique revient donc régulièrement sur la table, tout comme celle du contrôle de l’emploi des fonds. Divers cas contentieux sont passés devant les tribunaux administratifs ces dernières années, souvent à l’initiative de petits collectifs ou d’exploitations, contestant la réalité des actions financées ou la stricte proportionnalité des montants appelés.

  • Le rapport d’audit de la Cour des comptes de 2019 souligne l’opacité persistante de la gestion par certaines interprofessions, et recommande d’accentuer le contrôle de l’État.
  • La DGCCRF (Direction générale de la concurrence) a mené plusieurs enquêtes sur les pratiques de financement et leur conformité à la législation européenne.

Un point crucial reste la transparence. Si la loi impose désormais la publication de rapports détaillés sur l’emploi des fonds, ceux-ci sont parfois peu accessibles ou volontairement techniques, décourageant l’analyse indépendante.

Transparence, recours, évolutions possibles : quels leviers pour les professionnels ?

Le ministère de l’Agriculture, sous la pression de l’Union européenne mais aussi de la société civile, tend à renforcer le cadre des extensions : consultation plus large en amont, évaluation d’impact, contrôle renforcé sur l’utilisation des fonds collectés.

Pour les exploitants, plusieurs moyens existent afin de faire entendre leur voix :

  • Participer activement aux consultations publiques lors de l’extension d’un accord (le projet est toujours mis en ligne sur Légifrance).
  • Solliciter les parlementaires et relais locaux (Chambres d’agriculture) en cas de désaccord majeur ou de dérive dans le pilotage interprofessionnel.
  • Utiliser la voie du recours contentieux, principalement devant le Tribunal administratif, pour contester des extensions jugées non conformes.
  • Interpeller les inspections de la Cour des comptes ou la DGCCRF pour signaler des abus ou insuffisances dans la gestion des fonds.

Il faut rappeler que plusieurs évolutions législatives récentes sont à surveiller : projet de loi d’orientation agricole 2024, réflexions sur l’ouverture à d’autres formes de représentativité, chantiers européens sur l’encadrement des contributions collectives.

Pour une implication plus directe des vignerons dans la gestion collective

Il est impératif pour chaque acteur de la filière viticole de s’informer concrètement : ni posture de retrait, ni acceptation passive. L’extension des accords interprofessionnels n’est pas une fatalité : c’est un levier de financement, d’innovation et parfois de solidarité, mais il doit être sous contrôle. Le ministère de l’Agriculture joue un rôle central – ni simple chambre d’enregistrement ni décideur autocratique – mais son action mérite un suivi vigilant et une exigence constante de transparence.

L’enjeu, pour notre profession, sera d’imposer une gouvernance plus ouverte, un contrôle des fonds plus rigoureux et, surtout, d’obtenir que l’information ne reste pas la propriété exclusive de quelques initiés. Parce que ce sont nos exploitations, notre avenir et notre liberté d’entreprendre qui sont en jeu chaque fois qu’un accord interprofessionnel est étendu.

Sources utilisées : Ministère de l’Agriculture, FranceAgriMer, INAO, Les Échos, DGCCRF, Cour des Comptes, CIVC.

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