Interprofessions viticoles et pouvoirs publics : un équilibre sous tension

19/09/2025

Interprofession : définition, rôle et composition

Pour éclaircir les débats, posons d’emblée la définition : une interprofession est une organisation réunissant les différents acteurs d’une même filière agricole (production, transformation, commercialisation, parfois distribution). Dans le vin, on recense 16 interprofessions, dont l’Interprofession des vins de Bordeaux (CIVB), l’Interprofession du Champagne (CIVC), ou encore l’INAO qui chapeaute les AOC.

Leur mission est tripartite :

  • Régulation économique (volume de production, prix indicatifs, démarches qualité)
  • Promotion collective (communication, salons, export, etc.)
  • Dialogue avec les pouvoirs publics (représentation, négociation, propositions réglementaires)

Source : Vignevin.com

Ces entités sont essentiellement composées de représentants des différentes familles professionnelles, élus ou cooptés. Mais le mode de désignation, souvent issu de négociations internes et d’accords entre grandes structures, interroge sur la représentativité réelle de chaque profil, en particulier celle des petits exploitants.

Encadrement par les pouvoirs publics : souplesse ou tutelle ?

Contrairement à une idée reçue, l’interprofession n’est pas un organisme totalement autonome. Son existence est encadrée voire permise par la loi, notamment par le code rural et de la pêche maritime (Article L632-1 et suivants).

En clair :

  • Les accords interprofessionnels sont homologués par arrêtés ministériels pour leur conférer force obligatoire à tous les membres de la filière.
  • Le contrôle du respect des missions et de la gestion est exercé par l’État (Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes).
  • Les contributions volontaires obligatoires (CVO), qui financent l’essentiel des interprofessions, ne peuvent être prélevées qu’après validation par le ministère de l’Agriculture (cf. Circulaire DGER/SDC/2017-128).

À la clé : un double mouvement d’autonomie dans la gestion quotidienne, et de dépendance directe pour toutes les décisions contraignantes, à commencer par les questions budgétaires. Les pouvoirs publics restent donc non seulement partenaires, mais aussi arbitres et garants de l’intérêt général… ou de ce qui est considéré comme tel à un instant donné.

Des intérêts parfois convergents, souvent distincts

Les interprofessions et les pouvoirs publics partagent des objectifs : la stabilité économique de la filière, l’adaptation aux marchés, la gestion sanitaire, la transition écologique, etc. Toutefois, plusieurs points de friction subsistent.

Retour sur quelques cas concrets

  • Gestion des crises (par exemple, surproduction, maladies) : Les pouvoirs publics recherchent avant tout des stratégies nationales/globales. Or, les interprofessions, sous pression de leurs membres, réclament parfois des mesures ciblées ou dérogatoires. Cela explique par exemple les débats récurrents sur la distillation de crise (cf. 2023, où 216 millions d’euros d’aide ont été débloqués, source : FranceAgriMer).
  • Politiques environnementales : Les interprofessions élaborent leurs projets (labels privés, certifications environnementales, etc.), mais les pouvoirs publics fixent les cadres légaux (zones non traitées, ZNT, restrictions sur les produits phytosanitaires, etc.). L’exemple de la tension sur l’usage du cuivre et du glyphosate est parlant : des positions divergentes ont été portées devant Bruxelles, brouillant le message unitaire.
  • Fiscalité et normes : L’application de la fiscalité ou de la réglementation (mentions légales, traçabilité, étiquetage, etc.) est généralement dictée par l’État ou l’UE ; l’interprofession ne peut qu’en négocier les modalités d’application ou tenter d’en amoindrir la charge.

Au final, le dialogue est permanent et souvent constructif, mais il reste déséquilibré : la capacité d’influence des interprofessions reste conditionnée à l’écoute des cabinets ministériels et des administrations centrales. Les viticulteurs n’y ont pas toujours un accès direct.

Qui défend la profession ? Le débat de la représentativité

Depuis la structuration du système des interprofessions à la fin du XX siècle, la question de la représentativité – c’est-à-dire la capacité à défendre équitablement les intérêts de tous, petits et grands exploitants – demeure cruciale.

  • Les grands opérateurs (négociants, coopératives majeures) sont surreprésentés au sein des interprofessions, selon plusieurs rapports de la Cour des comptes (voir Cour des comptes 2018).
  • Les petites exploitations ont du mal à se faire entendre, bien que la loi impose un principe de parité.
  • Le mode de financement (obligatoire pour tous via la CVO, dont le montant a dépassé les 48 millions d’euros en 2021 pour l’ensemble des interprofessions, Source : FranceAgriMer) pose la question de la légitimité d’un système où la contestation n’aboutit pratiquement jamais.

Paroles de terrain : ce que montrent les retours d’expérience

  • Pour chaque décision d’importance – gestion de crise sanitaire, nouvelle campagne de communication, modification des règles AOC – la plupart des viticulteurs lambda découvrent l’information a posteriori, sans réel pouvoir d’opposition.
  • Des consultations publiques existent parfois, elles sont rares, techniques, rarement suivies d’amendements réels.
  • C’est sur ces points que l’action collective reprend du sens : mutualisation des informations, mobilisation dans le cadre légal, voire recours contentieux si nécessaire.

Des mécanismes de financement et de contrôle centraux

L’interprofession, de par sa nature hybride (privée dans sa gouvernance, publique dans ses outils), est financée par des contributions obligatoires ; elles sont prélevées sur chaque hectolitre vinifié/vendu (Contribution Volontaire Obligatoire – CVO). Pour la filière vin, cela représente annuellement :

  • Sur le chiffre d’affaires 2022, la CVO représente en moyenne 0,75 à 1,5€ / hl selon les AOC (Source : Vitisphere), soit, pour certains domaines, plus de 1 000 € annuels.
  • Plus de 80 % des budgets des interprofessions proviennent ainsi de la CVO (Sources : Vitisphere, FranceAgriMer).

L’État conserve un pouvoir d’homologation ; il peut refuser l’affectation d’une partie des fonds considérée comme non conforme à l’intérêt général.

Régulation, soutien – et blocages : le rôle clé de l’État

Dans les moments de crise – printemps 2020, gel 2021, surstock 2023 – l’interprofession sert parfois de « courroie de transmission » pour relayer la gravité de la situation et proposer des solutions au gouvernement. Mais il arrive aussi que cette proximité favorise une forme d’autocensure ou de recherche du compromis à tout prix, au détriment de l’audace voire de la contestation politique dont la profession aurait parfois besoin. L’État, lui, tire profit de la capacité d’analyse, de collecte des données et de gestion mutualisée des interprofessions.

  • La création des plans filières (ex. « Plan de filière Vins », 2017-2022, voir FranceAgriMer) a renforcé ce lien d’interdépendance.
  • Au niveau européen, les interprofessions sont parfois instrumentalisées pour appliquer ou relayer des décisions communautaires impopulaires (quota de production, obligations d’information nutritionnelle, e-label…).
  • Les échecs de lobbying français sur certaines réformes anti-alcool (taxation, messages de santé) découlent aussi des difficultés à dépasser la quadrature entre pouvoirs publics, filière, opinion publique et intérêts locaux divergents.

Ce rôle, bien que souvent présenté comme protecteur, a ses limites. La capacité à défendre vraiment l’autonomie du monde viticole dépend donc de la vigilance, de la transparence et de l’investissement de chacun dans le débat interprofessionnel.

Points de progression et leviers de mobilisation

Le lien entre interprofession et pouvoir public, s’il organise l’expression collective de la filière, tend encore trop à diluer la voix réelle du terrain et à freiner les dynamiques innovantes. Pourtant, des leviers existent pour renforcer la légitimité et l’utilité des actions menées :

  1. Exercer un suivi citoyen permanent sur le mode de désignation des représentants interprofessionnels, leurs mandats, leurs actions et leurs comptes-rendus.
  2. Exiger la transparence totale concernant l’allocation et la justification des dépenses issues de la CVO.
  3. S’emparer des consultations publiques et recours qui existent (certes rarement, mais ils sont là), y compris sous forme de collectifs, pour faire entendre les revendications.
  4. Oser interpeller localement les élus et pouvoirs publics lors des réunions, foires, débats, au-delà de la communication institutionnelle.
  5. Favoriser l’inclusion de profils diversifiés dans les interprofessions, en promouvant la représentation des petites exploitations et des vignerons indépendants.

En somme, la cohabitation interprofession/État façonne en profondeur le paysage viticole. Pour qu’elle serve vraiment la profession, un travail de veille, de mobilisation et d’information s’impose – au bénéfice de toutes les exploitations, sans exclusive.

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