Au cœur des interprofessions : qui décide vraiment de l’utilisation des CVO dans la filière vin ?

10/08/2025

Plongée dans la mécanique : origines, principes et réalité des CVO

Dans toute la filière viticole française, le sigle CVO – cotisation volontaire obligatoire – provoque discussions, tensions, parfois incompréhensions. Créées pour financer des missions d’intérêt collectif (promotion, recherche, qualité, communication), les CVO sont prélevées sur chaque hectolitre mis en marché par les exploitants, sur décision d’une interprofession. Mais qui définit précisément leur usage ? Sur quelles bases ? Avec quels garde-fous ? Plutôt que de subir, il est temps de décrypter et d’agir en connaissance.

Quel est le cadre légal qui fonde l’action des interprofessions ?

La légitimité des interprofessions repose sur le Code rural (notamment les articles L632-1 à L632-11). À l’origine, ces organismes sont censés représenter l’ensemble de la filière d’une appellation ou d’un bassin viticole : production, transformation, négoce, et distribution. Leurs membres décident collectivement des actions à conduire, et donc, des ressources à mobiliser.

La grande spécificité des interprofessions françaises, par rapport à d’autres pays européens, c’est leur capacité à rendre ces actions – et surtout leur financement via les CVO – « obligatoires » pour l’ensemble des professionnels de la filière, y compris ceux non adhérents. Cela se fait via des extensions d’accords par arrêté du ministère de l’Agriculture (voir par exemple l’extension d’accord de l’Interprofession des Vins de Bordeaux en janvier 2023, publiée au Journal Officiel).

Qui décide concrètement ? Les coulisses des conseils d'administration

Dans les faits, l’emploi des CVO se décide au sein des conseils d’administration des interprofessions. Ceux-ci sont composés de représentants des familles professionnelles concernées (producteurs, coopératives, négociants) réunis sur la base de la parité. Chaque année, le conseil d’administration fixe le budget, dont la majeure partie provient des CVO, puis vote les affectations : promotion à l’export, suivi de qualité, défense de l’appellation, lutte contre la fraude ou actions d’innovation technique.

Mais la démocratie interprofessionnelle est souvent toute relative. Les décisions sont marquées par des jeux d’influence forts, notamment des principaux syndicats ou des acteurs économiques majeurs. Selon la Cour des Comptes (rapport public thématique, 2019), le taux de participation effectif aux décisions et le degré de consultation varient largement selon la taille de l’interprofession et la diversité des acteurs.

Exemples concrets d’utilisation des CVO

  • Interprofession des Vins de Bourgogne (BIVB) : en 2022, sur un budget de près de 14 millions d’euros, 68 % provenaient des CVO (source : rapport d’activité BIVB 2022). Affectations notables : promotion (41 %), recherche technique (27 %), défense et gestion de l’AOP (19 %).
  • Conseil Interprofessionnel des Vins de Bordeaux (CIVB) : en 2023, 57 M€ collectés au titre des CVO, avec une ventilation : 45 % export/communication, 31 % développement durable, 10 % technique/innovation (source : rapport financier CIVB 2023).
  • Inter Rhône : budget 2021 composé à 82 % de CVO, mis en grande partie sur la défense et la valorisation des appellations (source : Inter Rhône, rapport d’activité).

Des cotisations à géométrie variable : montant, calcul et répartition

La détermination du montant des CVO et leurs clés de répartition sont aussi sources d’interrogations récurrentes. Si, en théorie, le principe est celui de la « clé d’équité » entre professionnels, la pratique révèle des disparités :

  • La base : le plus souvent, montant par hectolitre produit ou commercialisé, variable selon le produit et la destination (marché France, export, vrac, bouteille).
  • Couts en hausse : Entre 2015 et 2022, la collecte totale des CVO par les interprofessions vinicoles est passée de 130 millions à plus de 185 millions d’euros, soit +42 % (source : FranceAgriMer).
  • Absence de plafonnement : les conseils d’administration fixent librement les montants chaque année via leurs budgets, sans plafond national, ce qui explique la flambée récente dans certains bassins à cause de besoins promotionnels accrus.

Ces montants sont ensuite affectés en fonction des grandes orientations, formalisées dans le « programme d’actions » voté en assemblée plénière, et font l’objet d’un suivi budgétaire. La répartition sectorielle et par action reste souvent très opaque pour les cotisants, un point régulièrement pointé du doigt par la Cour des Comptes.

Surveillance et contrôle : gardiens ou spectateurs ?

En théorie, l’utilisation des CVO est strictement encadrée par la loi : elles doivent servir des actions collectives précises et validées lors de l’extension d’accord. Mais le contrôle réel reste limité.

  1. Contrôle interne : commission de contrôle de l’interprofession, analyse des dépenses, compte-rendus adaptés…
  2. Contrôle externe : vérification possible par FranceAgriMer, le Ministère de l’Agriculture ou par la Cour des Comptes – mais la fréquence et la profondeur restent inégales selon les territoires.
  3. Publicité des comptes : Depuis la loi EGAlim 2, les interprofessions doivent publier leur budget en ligne et rendre compte de l’utilisation des CVO, mais la lisibilité et le niveau de détail laissent trop souvent à désirer.

Beaucoup de vignerons déplorent le manque récurrent d’évaluation concrète de l’efficacité des actions financées : combien de ventes en plus ? Quels retours directs pour les exploitations ? Peu d’indicateurs fiables existent, et les analyses d’impact restent souvent... internes.

Recours, contestations et marges de manœuvre des exploitants

Seul un nombre très limité de producteurs ou négociants contestent judiciairement l’obligation de payer les CVO. Et l’État, protecteur du système interprofessionnel, a historiquement très rarement accepté d’annuler une extension d’accord. Il existe pourtant plusieurs leviers, encore trop peu utilisés :

  • Demander l’accès détaillé aux budgets interprofessionnels (en s’appuyant sur la loi sur la transparence de la vie publique).
  • Saisir le conseil d’administration ou la commission de contrôle pour demander des comptes sur l’efficience de certains programmes.
  • Engager une contestation individuelle ou collective si un usage des CVO contrevient manifestement à la vocation d’intérêt général définie par l’arrêté d’extension (voir par exemple l’action de vignerons indépendants du Languedoc en 2017 contre une hausse jugée injustifiée).

Chaque producteur confronté à un contrôle fiscal sur ses CVO (courant lors de redressements sur plusieurs exercices) peut également exiger la justification de leur emploi, notamment si certains postes semblent éloignés de l’intérêt collectif défini par la réglementation.

Le débat démocratique, condition d’une vraie adhésion ?

Dans le contexte de crises à répétition et de chute de rentabilité, la question de l’affectation des CVO prend un relief nouveau. Beaucoup d'adhérents appellent à repenser la gouvernance interprofessionnelle, avec :

  • Des commissions plus ouvertes, intégrant de petites structures et des nouveaux entrants.
  • Un suivi d’efficience réel, où le retour sur investissement de chaque programme est estimé, chiffré, publié, accessible.
  • La possibilité de « flécher » une part des CVO vers des actions choisies démocratiquement, sur le modèle du budget participatif.

En 2023, les débats internes sur l’augmentation des CVO dans plusieurs bassins (notamment Bordeaux, Languedoc) ont montré la puissance d'un dialogue transparent entre exploitants, syndicats dissidents, coop, et interprofession. Les prises de parole collectives, relayées dans la presse spécialisée (Vitisphere, La Vigne, Viti), sont de plus en plus écoutées, notamment quand elles s’appuient sur des données concrètes, documentées, et des propositions construites.

Rester acteur : pour une gestion transparente et équitable des CVO

Les CVO ne sont, après tout, qu’un outil. Ni poison, ni panacée. Mais dans un contexte de défiance, chaque vigneron a le droit d’exiger clarté, contrôle, et efficacité. Ce passage en revue de la mécanique des interprofessions le montre : la maîtrise des règles, l’accès à l’information, et la capacité à poser les bonnes questions restent les meilleures armes pour peser dans les décisions et défendre l’intérêt collectif.

Plus que jamais, s’emparer du sujet collectivement, demander des comptes, et ne pas laisser aux seuls représentants autoproclamés le soin de décider de la destination de nos propres ressources – voilà ce qui peut redonner un sens à la mission initiale des interprofessions, loin du réflexe d’automatisme. La vigne mérite mieux que la résignation : elle mérite l’action et le débat informés.

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