Bordeaux face à ses CVO : comprendre une exception viticole française

29/10/2025

Clarifier ce qu’est une CVO : base, fonctionnement et vocation

Avant de s’attaquer aux différences qui font du Bordelais un cas à part, il convient d’expliquer ce qu’est une CVO et pourquoi ce dispositif suscite autant de débat dans le vignoble. La Contribution Volontaire Obligatoire (CVO) n’a rien d’un oxymore, puisqu’il s’agit d’une contribution collectée par les interprofessions, obligatoire pour chaque opérateur de la filière, afin de financer des actions collectives pour la promotion, la recherche ou la gestion des crises. Ces CVO sont fixées annuellement par les interprofessions, et leur taux varie selon les régions et les segments de la production (Source : FranceAgriMer, guide interprofessions).

Contribuer au financement du bien commun, la plupart y souscrivent sans trop rechigner. Là où les choses se gâtent, c’est quand l’opacité règne sur l’utilisation des fonds, quand les sommes prélevées paraissent disproportionnées, ou quand le retour sur investissement pour le producteur devient incertain.

Pourquoi Bordeaux ne ressemble à aucun autre bassin : quatre spécificités majeures

1. Un mode de calcul singulier à l’échelle nationale

La première différence fondamentale des CVO bordelaises tient à leur méthode de calcul. Dans beaucoup de bassins, la CVO est assise simplement sur le volume ou la surface (à l’hectare ou à l’hectolitre), avec des variantes selon le coloris ou l’appellation. À Bordeaux, le mode de calcul est extrêmement complexe, parfois opaque, et mêle plusieurs paramètres :

  • Volume de vin déclaré en CI (Contrôle Interprofessionnel, équivalent des DAI)
  • Catégorie de produit (AOC, IGP, VSIG, vin sans indication géographique)
  • Statut de l'opérateur (producteur, négociant, cave coopérative, courtier)
  • Fixation annuelle par l’ODG et le CIVB, avec latitude d’ajuster en cas de crise

Par exemple, en 2024, le montant de la CVO AOC Bordeaux était de 12,33 €/hl pour les vins rouges (guide CIVB, communiqués 2023-2024). Ce montant est, d’après nos observations et remontées du terrain, significativement plus élevé que dans des régions voisines comme le Sud-Ouest (où elle oscille entre 6€ et 7€ / hl), voire la Champagne (moindre pour le brut sans année). Le Bordelais possède la CVO la plus lourde, particulièrement pour les producteurs indépendants, et dans certains cas précis (vins blancs secs, crémants), elle reste au-dessus de la moyenne nationale.

2. La structure pyramidale du Bordelais et l’impact du négoce

Le Bordelais, depuis le XIXème siècle, fonctionne sur un système de négoce bien plus développé que tout autre bassin (Source : Inao, “Le négoce bordelais – jalon d’Histoire”). Cela a un impact direct sur le fonctionnement des CVO :

  • Multiplicité des acteurs facturés : Producteurs, caves, courtiers, négociants, tous sont redevables, ce qui accroît le nombre de contributions à chaque lot de vin.
  • Double voire triple prélèvement : Un même hectolitre, s’il change de main plusieurs fois (coop à négoce, négoce à grossiste, etc.), peut générer plusieurs CVO, bien que des dispositifs existent en théorie pour l’éviter (déduplification par déclaration). Dans la pratique, cette traçabilité est loin d’être parfaite, et des doublons sont régulièrement signalés.
  • Rapport de force déséquilibré : La concentration du négoce face à l’atomisation des petits producteurs pèse sur la capacité de négociation et de contrôle autour de l’utilisation des fonds collectés (voir rapport IGF 2022, “Interprofessions vinicoles et transparence”).

3. Un fléchage des fonds contesté et des retombées locales inégales

Dans le Bordelais, une partie substantielle de la CVO part dans des campagnes collectives d’image (publicité internationale, salons mondiaux, influence digitale) pilotées par le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB). Cette stratégie marketing globalisée, si elle profite aux grands faiseurs et aux crus classés, est remise en cause par de nombreux petits et moyens domaines.

Selon la Cour des Comptes (rapport 2023, “Interprofessions agricoles”), près de 60% du budget des CVO bordelaises est alloué à la communication et à la promotion collective, contre 30 à 40% dans d’autres bassins qui privilégient davantage la régulation de volumes ou le soutien à la viticulture durable. Le financement de la recherche ou de l’adaptation climato-environnementale reste très minoritaire à Bordeaux (moins de 8% du budget), ce qui interroge la pertinence collective des choix opérés.

La question des retombées sur le terrain est donc centrale :

  • Quelles actions concrètes sont financées dans chaque appellation ?
  • Qui arbitre le choix entre défendre une “marque Bordeaux” ou soutenir l’innovation agronomique locale ?
  • Comment équilibrer les besoins du petit viticulteur indépendant et ceux des grandes maisons présentes sur tous les continents ?

4. Un niveau d’acceptation plus faible et des recours juridiques récurrents

La contestation des CVO est particulièrement vive à Bordeaux. Les collectifs de vignerons y sont, proportionnellement, les plus nombreux à engager des recours devant le tribunal administratif (source : Dossier Vitisphère, 2021). Les motifs invoqués :

  • Opacité dans la gouvernance du CIVB et les modalités d’affectation des fonds
  • Absence ou faiblesse du retour sur investissement en termes de ventes ou de notoriété
  • Effet distorsif sur la compétitivité en période de crise de surproduction

En 2018, plus de 300 viticulteurs bordelais (regroupés dans plusieurs associations locales) ont attaqué le dispositif de la CVO et obtenu, dans certaines AOC, des remboursements d’une partie de leurs contributions pour vice de forme sur les modalités de collecte (tribunal administratif de Bordeaux, jugement de mars 2019).

Les bassins voisins (Bergerac, Cognac, Sud-Ouest) n’atteignent pas ce niveau de tensions, en partie parce que leurs interprofessions sont perçues comme plus proches du terrain, plus transparentes et plus à l’écoute de la diversité de leurs adhérents.

Des chiffres qui parlent : poids des CVO en Bordelais versus autres régions

Bassin viticole Montant CVO (€/hl, rouge AOC, 2023) % du CA moyen de l’exploitant % budget communication interpro
Bordeaux 12,33 1,7% 60%
Champagne 8,50 1,1% 38%
Bourgogne 9,70 1,4% 29%
Sud-Ouest 7,30 1% 32%
Côtes du Rhône 7,90 1% 31%

Sources : Interprofessions régionales, FranceAgriMer, rapports Cour des Comptes

CVO bordelaises : causes et pistes d’évolution

Des raisons historiques plus qu’économiques

Pourquoi la CVO est-elle devenue aussi singulière à Bordeaux ? La structuration très forte de la filière (poids du négoce, multiplicité des AOC, domination marketing de grands groupes) explique une part du phénomène. Une autre explication, rarement abordée, tient à la réponse musclée de l’interprofession face à la chute de la consommation intérieure depuis 2000 (baisse de 40% des volumes consommés de vins rouges entre 2000 et 2020 en France, source : Vin & Société).

La stratégie prioritaire du CIVB a été de s’imposer sur les marchés étrangers. Or, cela nécessite des budgets de communication colossaux, payés par tous, quels que soient la taille de l’exploitation ou la destination réelle des vins produits.

Six défis majeurs à résoudre

  1. Redéfinir le mode de calcul : Favoriser l’équité et la simplicité pour réduire erreurs et contentieux.
  2. Assurer une traçabilité à 100% : Garantir qu’un même lot ne supporte pas plusieurs fois la même CVO.
  3. Rééquilibrer les priorités : Soutenir davantage la transition écologique et l’outil de production, pas seulement l’image.
  4. Renforcer le contrôle démocratique : Augmenter la représentation des petits et moyens exploitants dans la gouvernance du CIVB.
  5. Accroître la transparence : Rendre accessible à tous la répartition précise des dépenses CVO, auditée annuellement.
  6. Tirer les leçons des autres régions : S’inspirer des pratiques de Bourgogne ou Rhône pour plus de pragmatisme et d’efficacité dans l’emploi des fonds.

Regard vers l’avenir : faire entendre toutes les voix du vignoble

La CVO bordelaise, dans sa forme actuelle, cristallise les tensions d’un modèle à bout de souffle, où l’envie de défendre une grande “marque Bordeaux” se heurte aux réalités économiques des exploitants. Là où d’autres régions investissent dans le collectif au plus près du terrain, Bordeaux doit affronter des défis de taille : surproduction chronique, retournement de la demande, et désormais, montée des résistances internes.

À l’heure où les assises nationales du vin redéfinissent la place des interprofessions (réforme prévue d’ici 2025, rapport Ministère de l’Agriculture, déc. 2023), c’est toute la question du consentement et de l’utilité de la CVO qui revient sur la table en Bordelais. Comprendre les différences, c’est déjà lever un coin du couvercle sur un débat essentiel pour l’avenir du vignoble. Il appartient à chaque acteur, quelle que soit sa taille ou son statut, de s’informer, de participer, et – si nécessaire – de défendre ses intérêts dans un débat qui ne doit échapper à personne.

Sources citées : FranceAgriMer, CIVB, INAO, Cour des Comptes (2023), IGF (2022), Vin & Société, Vitisphère, Ministère de l’Agriculture.

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