Décisions d’interprofession viticole : Comment réagir, les contester, et sur quels fondements ?

01/10/2025

Interprofession viticole : le pouvoir de décision sous la loupe

Dans la filière viticole, la force de l’interprofession s’impose à tous les stades : production, transformation, commercialisation. Les interprofessions, comme le Comité Interprofessionnel du Vin de Champagne (CIVC), le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) ou l’Interprofession des Vins du Languedoc (CIVL), disposent d’un pouvoir réglementaire significatif. Elles définissent des règles du jeu : cotisations obligatoires, pratiques culturales, communication collective, valorisation de l’appellation, etc.

Pour autant, la légitimité de leur action n’est pas absolue. En 2021, les interprofessions arboraient un budget consolidé dépassant 144 millions d’euros (source : FranceAgriMer, « Rapport d’activité 2022 »). Ce budget alimente aussi bien la promotion que l’encadrement des pratiques. Mais cette centralisation soulève régulièrement des critiques parmi les professionnels qui subissent, parfois, des décisions jugées déconnectées du terrain ou pénalisantes économiquement.

Cadre juridique : sur quoi repose l’autorité des interprofessions ?

Les interprofessions viticoles françaises s’appuient sur la loi du 10 juillet 1975 et le Code rural et de la pêche maritime (articles L632-1 à L632-11). Dès lors qu’un accord interprofessionnel est étendu par arrêté ministériel, il devient obligatoire pour l’ensemble de la filière concernée, même pour ceux qui ne sont pas membres adhérents. Cette force contraignante va loin : cotisations, contrôles, disciplines collectives, promotion, toutes ces décisions s’imposent au nom de l’intérêt général de la filière.

Cependant, l’interprofession ne dispose pas d’un pouvoir réglementaire au sens strict. Son action n’est « légale » que dans le respect de la hiérarchie des normes : Constitution, lois, règlements, droit européen.

  • Typologie des décisions contestables :
    • Recouvrement de cotisations
    • Sanctions pour non-respect des accords
    • Décisions portant sur la gestion de marchés, communication collective
    • Décisions disciplinaires internes

Voies de recours : qui peut contester, comment et devant qui ?

Contester une décision d’interprofession n’est ni un tabou, ni une simple formalité. Le point crucial : le recours dépend de la nature de la décision et de sa base juridique.

Différencier l’acte privé de l’acte administratif

  • Actes privés : Par exemple, une sanction décidée lors d’une réunion interne (suspension, exclusion, etc.), un appel à cotisation « non étendu ». Ces cas sont du ressort du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce.
  • Actes administratifs : Un accord interprofessionnel « étendu » et rendu obligatoire par arrêté ministériel. Le recours alors relève du juge administratif, tel que le tribunal administratif, souvent via un recours pour excès de pouvoir, ou en référé en cas d’urgence.

Recours en justice : procédures détaillées

  1. Voies amiables préalables :
    • Demande écrite motivée auprès de l’interprofession : Avant tout recours, adresser un courrier argumenté pointant l’irrégularité, l’illégalité ou la disproportion.
    • Médiation ou arbitrage (rare) : Certaines interprofessions proposent des commissions de conciliation, rarement indépendantes mais à tenter pour constituer un dossier.
  2. Recours contentieux :
    • Recours devant le tribunal compétent :
      • Délai de droit commun : 2 mois à compter de la publication de l’acte administratif (décret, arrêté).
      • Pour les actes privés, le délai varie mais la prescription quinquennale s’applique en matière civile.
    • Arguments classiques de contestation :
      • Mauvais fondement légal : acte fondé sur une base juridique inexacte
      • Défaut de consultation ou de transparence dans la procédure d’adoption
      • Atteinte disproportionnée aux libertés individuelles ou à la concurrence
      • Violation de normes européennes (ex : libre circulation, concurrence)
    • Demande de référé (urgence) : Demander en urgence la suspension d’une mesure qui cause un préjudice grave et immédiat (art. L521-1 Code de justice administrative).

La portée et les limites des recours collectifs

Contester seul, c’est souvent risquer l’isolement. Pourtant, plusieurs dossiers, portés par des collectifs de producteurs ou des fédérations critiques, ont permis d’obtenir des relaxes partielles, voire des changements de doctrine. La jurisprudence du Conseil d’État (CE, 12 juillet 2013, n°351940) a ainsi annulé l’extension d’un accord interprofessionnel sur le fondement d’une atteinte excessive à la liberté du commerce.

  • Exemples notables :
    • En 2016, plusieurs opérateurs du Languedoc avaient réussi à obtenir la suspension d’un nouvel appel à cotisation, jugé en partie irrégulier (Source : Le Monde, 18/09/2016).
    • Dans la filière Cognac, une plainte déposée par une distillerie indépendante a contraint l’interprofession à revoir la communication obligatoire et les critères de sélection des représentants (Source : Sud Ouest, 2020).

L’action collective, portée le plus souvent par des syndicats minoritaires, des associations libres ou des regroupements ad hoc, permet d’éviter la personnalisation des conflits et favorise une meilleure diffusion des enjeux auprès des juridictions.

L’enjeu européen : gare à la concurrence

Les accords interprofessionnels étendus bénéficient d’une exemption européenne sous certaines conditions : ils ne doivent pas avoir pour effet de fausser la concurrence ou d’imposer des restrictions injustifiées. La Commission européenne et l’Autorité de la concurrence veillent à ce que leurs mesures ne créent pas de prix plancher dissimulés, d’entraves à l’innovation ou d’abus de position dominante.

À titre d’exemple, la France a été rappelée à l’ordre à plusieurs reprises pour des accords « collectifs » faussant potentiellement la libre circulation (Commission européenne, rapport sur les pratiques restrictives dans le secteur agricole, 2022). Cela peut servir de base solide pour un recours, surtout en cas de mesures jugées discriminantes ou de répartition inéquitable des contributions.

Bonnes pratiques : comment renforcer la contestation ?

Agir efficacement suppose d’être méthodique et de bien s’entourer. Voici quelques conseils :

  • Constituez des dossiers argumentés et chiffrés, pas de simples protestations générales : démontrez l’impact réel de la mesure sur votre exploitation.
  • S’appuyer sur l’historique : rassemblez les délibérations internes, rapports d’activité, éléments financiers, PV d’assemblées.
  • Favorisez la transparence : sollicitez, par écrit, communication des documents administratifs ou délibératifs de l’interprofession (loi CADA – Commission d’Accès aux Documents Administratifs).
  • Mobilisez vos réseaux : rapprochez-vous d’autres acteurs impactés, fédérez autour d’une problématique précise pour porter le recours collectivement.
  • Gardez une trace de chaque étape : courriers recommandés, preuves d’envoi, réponses officielles.
  • Sollicitez des avis extérieurs : bâtonniers, juristes spécialisés, associations indépendantes (ex : FNIVAB, CNIV).

Quelle place pour le dialogue face au contentieux ?

Plusieurs interprofessions ont mis en place, sous la pression de procédures contentieuses, des comités d’écoute et des référents neutralité pour tenter de désamorcer les crises en amont. Mais si ces mécanismes d’auto-discipline restent perfectibles, ils montrent l’utilité du débat contradictoire. La contestation ne sert pas qu’à « gagner » en justice : elle peut, en forçant la transparence, contribuer à assainir et démocratiser la vie interprofessionnelle.

Aucune filière n’échappera, demain, à une réflexion sur l’articulation entre règles collectives et liberté d’entreprendre. Refuser toute contestation, c’est risquer de s’enfermer dans une gouvernance déconnectée, où bien peu osent encore défendre leur autonomie face à des décisions imposées d’en haut.

Perspectives : vers un renouveau du contrôle interprofessionnel ?

Si l’action judiciaire, individuelle ou collective, reste un levier essentiel, elle révèle surtout l’urgence pour la filière de réinterroger la représentativité des instances interprofessionnelles, leur gouvernance, et leur capacité réelle à faire remonter les réalités du terrain. Car une interprofession forte ne peut durablement fonctionner que sur le consentement, la transparence, et la reddition de comptes.

C’est sur ce terrain-là que se feront avancer, demain, les droits des producteurs : en continuant à exiger, dans le respect du droit et du dialogue, des décisions mieux pensées, et des règles davantage discutées. S’il est parfois difficile de contester, c’est souvent nécessaire pour protéger non seulement chaque exploitation, mais l’avenir pluraliste de tout un secteur.

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